Note d'intention de mise en scène
par Georges Gagneréespaces indicibles (© Cie Incidents Mémorables)
« Comment faire pour se cogner le moins possible en passant d'un espace à l'autre ? » Reprenant la phrase de Georges Perec, nous invitons à reconsidérer ce qui peut sembler certain et intangible : notre rapport à l'espace. Chaque individu parcourt depuis sa naissance l'histoire génétique de l'humanité et apprend à utiliser en quelques années ce que les hommes ont mis des milliers d'années à conquérir : la conscience et le langage. Cet exploit insoupçonné advient parce que l'homme a su s'approprier l'espace qui l'entourait, le dompter et émerger sur un territoire qu'il fallait conquérir et transformer.
Et bien avant la révolution informatique et l'irruption d'Internet, Georges Perec a eu l’intuition, dans son recueil Espèces d'Espaces, de remettre en jeu ce que nous avions peut-être oublié. « Ce que nous appelons quotidienneté n'est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d'anesthésie », nous rappelle-t-il. Aujourd'hui, l'anesthésie n'est plus possible car nous sommes embarqués dans une transformation profonde de notre rapport à l'espace et au réel, d'abord par la substitution de l'image au texte dans la sphère relationnelle, puis par la création d'un espace virtuel d'échange permanent. Nous sommes potentiellement tous connectés et le fluide de cette connection est un matériau audiovisuel totalement malléable. Ce n'est plus une prédiction, c'est la réalité. Elle est inscrite dans le destin des humains à vivre sur une petite planète de plus en plus nombreux dans des réseaux urbains de plus en plus complexes.
En réveillant notre curiosité du quotidien, Georges Perec m’a entraîné vers d'autres auteurs qui ont aussi expérimenté dans leur écriture un bouleversement de la sensation d'espace. Michaux, tout d'abord, qui invente des mondes dont il ne semble pas lui-même avoir la clef. Et très rapidement la nécessité d’un montage textuel à plusieurs facettes s’est imposée et j’ai demandé à mon complice théâtral, l’auteur Franck Laroze, de composer la matière textuelle du spectacle et d'écrire, avec les « témoignages » d’autres auteurs, une circulation possible dans la sensation d'espace. Le titre du spectacle est une gageure, espaces Indicibles, alors pourquoi du texte ? Parce qu’une parole incarnée, avec des images ou des sons interprétés, sont des véhicules d’émotions et de pensées que nous ferons entrer en fusion sur le plateau avec un acteur et une danseuse.
espaces indicibles (© Cie Incidents Mémorables)
Depuis longtemps en effet, j’avais envie, avec l’acteur Christophe Caustier, d’aborder un rapport chorégraphique au plateau. Nous l’avions tenté sur nos précédentes collaborations et nous avons choisi, cette fois, de poser le dialogue direct avec la danse comme un enjeu central de l’interrogation des espaces. Jean-marc Matos, chorégraphe qui s’est souvent confronté à la question de l’espace et des rapports entre danse et matériaux audiovisuels, nous accompagne sur cette aventure. Un acteur et une danseuse, c’est aussi un homme et une femme et probablement deux postures différentes d’appropriation spatiale. Nous souhaitons inverser les rôles et laisser la danse renverser le monopole de la parole théâtrale.
Reconsidérant l'espace, nous sommes conduits à reconsidérer les relations entre ceux qui l'habitent. Comment cohabitons-nous ? Et en premier lieu, comment travailler ensemble à la représentation du spectacle pour notre public ? De même que le matériau textuel du spectacle n'est pas composé d'une seule main, l'équipe de réalisation scénique proposera la pluralité de ses manières de considérer l’espace aux spectateurs. Pour ce faire, elle construit à chaque instant les conditions les plus favorables à l'agencement organique des espaces sonores, visuels, scénographiques et émotionnels. Cette construction est le fruit d’une collaboration permanente avec des magiciens de la composition numérique : le compositeur Tom Mays, le vidéaste Gregory Lasserre et les spécialistes de la composition visuelle en 3D et en temps réel, Christian Jacquemin et Jonathan Lee Marcus, écriront cette odyssée spatiale autour d'un acteur et d'une danseuse. Entre les mots, les lignes de code de programmation, les gestes amplifiés par des capteurs et traqués par des caméras, les souffles, les lumières et les images, les voix et les corps en action, se dévoileront alors toutes les interrogations d’espaces indicibles.